article de Nolwenn Weiler
Vous avez dit coopérative ?
Agrobusiness et spéculation : comment une coopérative agricole s’est muée en empire industriel
Peu connu du grand public, si ce n’est par ses magasins de jardinage Gammvert, le groupe coopératif InVivo règne sur une grande partie de la filière agricole française. Stockage et trading de céréales, fabrication de médicaments et de nourriture pour les animaux, vente de pesticides... InVivo
a construit un solide empire international. Bien loin semble-t-il des
valeurs coopératives de ses débuts. Enquête sur l’un des fleurons de
l’agrobusiness français, entre spéculation sur les aliments et défense
d’un modèle agricole intensif et industriel.
C’est à Paris, sur la très chic avenue de la Grande armée, à l’étage « trading » du groupe coopératif agricole InVivo,
que se décide au quotidien le sort d’une partie des céréales
françaises. Environ le quart des récoltes sont vendues à partir de ces
bureaux. Une petite quinzaine de traders travaillent ici, les yeux rivés sur les courbes des matières premières, à quelques pas des sièges de PSA et de BNP Paribas.
Leurs journées commencent vers 8 heures avec les marchés asiatiques et
s’achèvent aux alentours de 21 heures, avec les États-Unis. Objectif :
écouler les céréales, par millions de tonnes, au plus offrant. L’année
2010-2011 restera pour eux un grand souvenir. InVivo
a alors enregistré une croissance de 85 % de ses ventes de grains (blé
essentiellement, mais aussi orge, avoine, maïs, tournesol et colza). 11
millions de tonnes ont été exportées. Le chiffre d’affaires global de la
coopérative a bondi de plus de 30 %, pour atteindre 6,1 milliards
d’euros. Raisons de ce « succès » : les immenses
incendies qui ont ravagé les récoltes russes, les moindres récoltes en
Ukraine dues à la canicule, les demandes accrues en Égypte et une
excellente saison en France.
Céréales spéculatives
En 2011-2012, retour à la normale. InVivo n’a exporté que 8 millions de tonnes de céréales et oléoprotéagineux. Mais la branche « marché des grains »,
avec 40 % du chiffre d’affaires, reste en tête des résultats du groupe
coopératif. Quelles activités recouvre cette branche ? Du stockage,
d’abord, pour pouvoir écouler les matières premières au meilleur moment,
quand les prix sont au plus haut. Dans ses 12 silos, InVivo peut stocker simultanément 1,5 million de tonnes de céréales et d’oléo-protéagineux ! InVivo
assure ainsi chaque année le transit de 6 millions de tonnes de grains
(via 450 navires, 700 trains, 2 000 péniches), soit près d’un dixième de
la production française. [1]
Et ces capacités augmentent sans cesse. 250 000 tonnes notamment de
maïs pourront bientôt transiter, chaque année, dans un silo acquis début
2012 sur les bords du Danube. Elle a par ailleurs investi dans un
réservoir au Maroc, les pays du Maghreb étant de gros acheteurs de
céréales. Avec 241 coopératives sociétaires et un chiffre d’affaire de
5,7 milliards d’euros, InVivo est désormais le
premier groupe coopératif français. Et n’a plus rien à voir avec ses
origines, quand il s’agissait, au lendemain de la Seconde guerre
mondiale, de réorganiser le monde paysan et de relancer la production
pour nourrir la France. Les coopératives s’unissent alors pour collecter
et stocker les céréales, commencer à les exporter, conseiller les
agriculteurs et les équiper en matériel. [2] Au fil des années, alliances, fusions et unions se multiplient. Lesquelles aboutissent, en 2001, à la création d’InVivo.
Dérégulations, mondialisation et... corruption
« Avec ce genre de groupe, on est passé
d’un outil collectif censé sécuriser les revenus des producteurs à une
grosse machine qui part à la conquête des marchés », regrette Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération Paysanne. En 2007, l’absorption d’Evialis
– qui concocte des aliments pour les élevages industriels du monde
entier – vient agrandir le groupe coopératif, qui compte désormais plus
de 6 000 « collaborateurs », et étend son emprise internationale. L’entreprise est aujourd’hui présente dans 60 pays. « On
ne peut pas reprocher aux coopératives de profiter du système, même si
certaines le font de façon exagérée, estime un producteur de céréales
bio. Les décisions politiques ont supprimé tous les mécanismes de
régulation du marché. Et ont rendu ces activités de trading et de
spéculation légales, et finalement indispensables à une partie du
secteur. » Ces dérégulations, InVivo en a
pleinement profité, bien au-delà des céréales. Tourteaux, engrais, sel
ou encore sable : autant de denrées dont les cours s’envolent
régulièrement que les traders d’InVivo achètent, stockent et revendent au gré des courbes. Pour « renforcer son expertise face la volatilité du marché », l’entreprise compte sur sa participation au capital du géant allemand de la vente de grains Toepfer (à hauteur de 20 %). InVivo détient aussi 50 % du capital du groupe britannique Gleadell,
qui commercialise graines et intrants. Ces participations croisées ne
lui suffisent visiblement pas pour maîtriser le cours des matières
premières : en juillet 2012, la justice belge a condamné la coopérative
à un demi-million d’euros d’amende pour corruption d’un fonctionnaire
de la Commission européenne, qui lui livrait des informations
confidentielles sur les prix des marchés de céréales.
Financements publics et crédits d’impôts
L’évolution de ce secteur et la constitution de ce vaste
empire répondent bien à un choix politique, porté par des élus de
droite comme de gauche. Subventions, taux d’intérêts réduits ou
exonération d’impôts accompagnent la dérégulation. Exemple ? Les
coopératives agricoles ne sont pas soumises à l’impôt sur les sociétés
(qui prélève entre 15 à 30 % sur les bénéfices). Mais elles
ont droit au crédit d’impôt compétitivité-emploi (normalement réservé
aux entreprises qui paient l’impôt sur les sociétés). Résultat : une
économie de 100 millions d’euros pour les coopératives en 2013. Ce
dernier avantage a été négocié par l’Alliance des coopératives agricoles (Acooa), organe de lobbying dont le président, Philippe Mangin, est par ailleurs président de... InVivo. Autre évolution : les établissements financiers (comme Unigrains) sont autorisés à entrer au capital des coopératives, jusqu’alors contrôlées par les parts sociales des agriculteurs. InVivo devrait profiter de nouveaux financements public : le Programme d’investissements d’avenir (PIA). 3,7 millions d’euros vont être versés à « l’Institut mutualisé pour les protéines végétales » (Improve). Porté par quatre géants de l’agroalimentaire français (Téréos, Sofiprotéol, Siclaé, et InVivo), Improve « a pour ambition de devenir le leader européen de la valorisation des protéines végétales ».
C’est fou tout ce que l’on peut tirer des protéines issues du blé,
maïs, colza, pois ou de la luzerne : des aliments pour les humains, et
pour les animaux bien sûr. Mais aussi des matières premières pour
concocter des cosmétiques, ou encore des isolants « biosourcés ». Le tout certifié par le Grenelle de l’environnement !
Esprit coopératif, es-tu encore là ?
Les coopératives agricoles française ne sont pas toutes aussi importantes. Les 13 000 Coopératives d’utilisation du matériel agricoles
(CUMA) qui couvrent le pays sont restées de taille modeste, et très
ancrées sur leur territoire. De même que de nombreuses coopératives
viticoles. Mais leur nombre tend globalement à diminuer et leur taille à
croître : on compte deux fois moins de coopératives agricoles qu’il y a
30 ans, et les trois quarts du chiffre d’affaire global du secteur
(83,7 milliards d’euros en 2011) sont réalisés par 10 % des
coopératives. [3]
En plus des fusions et concentrations, certaines coopératives agricoles
ont enclenché un mouvement d’expansion via le rachat d’entreprises
capitalistes (dans lesquelles pas une once de coopération n’a été introduite). À elle-seule, InVivo, détient (tout ou en partie) plus de 73 filiales. Les coopératives ont aussi installé des usines à l’étranger. Pour la seule année 2012, InVivo a lancé la construction de cinq nouvelles usines, en production d’alimentation animale essentiellement. « Les
agriculteurs ne se retrouvent pas dans ces structures internationales
où ils ne gèrent plus rien. Nous sommes pris dans un énorme business et
nous nous sentons tout petits », décrit Jacques Commère, de la Coordination Rurale. « Juridiquement, les coopératives sont toujours la propriété des agriculteurs, détaille Michel Abhervé, professeur associé à l’université de Marne-la-Vallée, spécialiste en économie sociale et solidaire. Cependant
deux phénomènes expliquent que les agriculteurs se sentent dépossédés.
D’une part, la taille grandissante des coopératives, qui fait qu’il est
difficile de garder l’état d’esprit de départ. Et d’autre part la
confiscation du pouvoir par la technostructure. » « Les agriculteurs ne comprennent pas grand chose à la complexité de la gestion de ces grosses entreprises, reprend Jacques Commère. Et bien souvent, lorsque le conseil d’administration se réunit, et bien ils disent oui. »
Des primes à la vente de pesticides
Au départ maîtrisées par les agriculteurs, les
coopératives sont, à partir des années 60 et 70, devenues
prescriptrices : des techniciens, salariés par la coopérative, se
mettent à arpenter les campagnes pour expliquer aux paysans comment
pratiquer leur métier. Les conseils agronomiques se doublent de
prescriptions d’engrais et de pesticides. De solides partenariats se
nouent avec l’industrie de la chimie. En 2012, Jérémy Macklin, ancien
directeur d’InVivo AgroSolutions, cite les contrats liant InVivo à des entreprises telles que GPN, premier producteur français de fertilisants et ancienne filiale de Total, [4] ou encore Monsanto. Le tout « dans le cadre des actions mises en place pour la bonne promotion des produits phytosanitaires ». [5] Aujourd’hui, pour être sûrs que les traitements phytosanitaires ne soient pas oubliés, InVivo
– et bien d’autres – avertissent leurs adhérents par SMS. Et la
rémunération des techniciens est toujours liée à la quantité de
pesticides vendus ! Même si la pratique « tend à disparaître »... [6]
Ces produits posent problème pour la santé des agriculteurs ? Sans doute. C’est pourquoi InVivo a noué un partenariat avec l’Union de l’industrie de protection des plantes
(UIPP), regroupement des fabricants de pesticides, pour faire de la
prévention... Laquelle passe par des campagnes de communication – dans
la presse agricole, sous forme de dépliants, via des sites web – qui
rappellent aux agriculteurs « les bonnes pratiques phytopharmaceutiques ». Par exemple : le port d’équipement individuel de protection, le lavage des mains, ou le respect des doses. « Il
est très important de promouvoir l’utilisation raisonnée des produits
phytosanitaires par un emploi non plus systématique, mais uniquement
lorsque c’est nécessaire. Les agriculteurs ont engagé des efforts très
importants dans ce sens, ils doivent les intensifier », martèlent
les documents de communication de l’entreprise. Qui vit semble-t-il
assez bien son ambivalence : l’an dernier, le chiffre d’affaire d’InVivo en « santé végétale »
(terme utilisé pour désigner les produits phytosanitaires dans le
milieu agricole) a atteint 996 millions d’euros. En hausse de 6 %.
Des conditions de travail peu coopératives
InVivo ne se désintéresse pas pour
autant de l’agriculture biologique. Qui reste, selon son ancien
directeur adjoint Jérémy Macklin, « l’une des plus efficaces d’un point de vue agronomique ». Pour accompagner les agriculteurs qui tournent le dos au système intensif, la filiale Biotop
cultive des insectes. Des prédateurs de nuisibles, élevés dans une
usine du Sud-ouest de la France. Prenons la pyrale du maïs, qui détruit
feuilles et épis : elle peut être neutralisée par le trichogramme, un insecte dont les larves détruisent les œufs de la pyrale. Biotop vend des trichogrammes aux agriculteurs, pour qu’ils les lâchent sur leurs cultures. Activité lucrative : en 2011-2012, Biotop « a fortement progressé » et « doublé ses ventes à l’export ». Chiffre d’affaires : 5 millions d’euros. Côté conditions de travail, le tableau est moins rose. « La
serre où grandissent les petits papillons qui servent à nourrir les
trichogrammes sont pleines de poussières très fines, très allergènes, rapporte Yves Baron, délégué syndical CGT d’InVivo. Le
port d’un équipement de protection oblige à faire des pauses
régulières, parce qu’il est très difficile de respirer à travers les
masques. Mais les salariés doivent batailler pour avoir ces pauses.
Certains préfèrent ne pas les prendre, poursuit le syndicaliste. Leurs
conditions de travail sont très pénibles. Et c’est très compliqué pour
nous, les délégués syndicaux, d’échanger avec eux. En mars dernier, je
n’ai même pas eu le droit d’entrer sur le site. »
Pénibilité et bas salaires
Autre bataille menée par les salariés d’InVivo :
la reconnaissance de la pénibilité de certains métiers et tâches, comme
le travail dans les silos, ou dans les entrepôts de l’entreprise où de
lourdes charges sont soulevées au quotidien. Quant à « la politique de rémunération motivante » vantée par les plaquettes de communication, elle arrache presque un sourire au délégué syndical. « Après
38 ans de boîte, une salariée qui travaille au conditionnement touche 1
300 euros net par mois. Non, chez nous, pour les employés-ouvriers, les
salaires, c’est vraiment peau de chagrin. » « La
façon dont, bien souvent, les coopératives agricoles traitent leurs
salariés ressemble en tout point à ce qui est fait dans les entreprises
capitalistes », ajoute Michel Abhervé . [7]
L’agroalimentaire n’est pas un univers très tendre pour les conditions
de travail. C’est pourtant un secteur très porteur pour InVivo, chez qui l’activité marché de grains est talonnée par le département « nutrition et santé animale »
(NSA...), qui accompagne des projets d’élevage intensif au Vietnam, au
Brésil, au Mexique ou encore en Indonésie, Chine et Inde. Des pays où la
demande en protéines animales ne cesse d’augmenter. Ce qui est bon pour
les comptes d’InVivo. Le chiffres d’affaires de NSA
a progressé de 4 % l’année dernière. Cette course à la production de
viande ne pose-t-elle pas problème ? La coopérative n’a pas souhaité
répondre à nos questions. Mais leur site web livre à ce sujet quelques pistes de réflexion.
L’agriculture familiale selon InVivo
Étrange paradoxe : pour InVivo, le système de production agricole français est « traditionnel et familial, avec une moyenne de 40 vaches par éleveur ». Bien loin, donc, du modèle américain. Et de celui que semble prôner la multinationale coopérative. « L’alimentation
des bovins français est produite pour une très large part sur
l’exploitation, et toutes productions de bovins confondues, les
importations de soja ne représentent que 5 à 6 % de leur ration
alimentaire », illustre-t-elle. Les vaches ne consommeraient que
10 % de tourteaux de soja, incorporés dans leurs aliments. On se demande
pourquoi InVivo ne cite pas aussi l’exemple des
volailles élevées en batterie. Elles doivent grossir vite et donc
consommer une forte quantité de protéines. La part de soja dans leur
alimentation se situe aux alentours de 70 %. [8] La France importe près de 5 millions de tonnes de soja chaque année, principalement en provenance du Brésil, où la forêt amazonienne et ses habitants souffrent de ces cultures intensives, souvent OGM.
L’agriculture française n’aurait donc rien « d’industriel », selon InVivo.
Mais que dire du recours aux antibiotiques ou aux hormones pour soigner
les animaux, qui entrent souvent dans la composition des « Premix », spécialités nutritionnelles, et additifs alimentaires commercialisés par la coopérative ? Nous aurions aimé savoir comment InVivo s’assure qu’aucun composé dangereux issu de ces compléments alimentaires ne se retrouve in fine dans nos assiettes. Là encore, pas de réponse. Mais après tout, la mission première d’InVivo n’est-elle pas de « nourrir l’humanité » ? Une cause « noble » et, surtout, « stratégique ». Pour son chiffre d’affaires ?
[2] Sont alors créées l’Union nationale des coopératives agricoles de céréales (UNCAC) et l’Union nationale des coopératives agricoles d’approvisionnement (UNCAA). En 1951, l’Union des coopératives agricoles d’aliments du bétail (UCAAB) voit à son tour le jour
[3] Source : Coop de France
[4] Le premier juillet 2013, GPN a été racheté par le groupe autrichien Boréalis, détenu à 64 % par l’Idic, un fonds d’investissement d’Abou Dhabi, et à 36 % par le groupe pétrolier autrichien OMV.
Le groupe est présent dans 120 pays et emploie près de 5 300 salariés.
Il a généré en 2012 un chiffre d’affaires de 7,5 milliards d’euros
[5] Mission sénatoriale d’information sur les pesticides et leur impact sur la santé
[6]
Compte-rendu de la mission du Sénat sur les pesticides, 2012. Auditions
Jérémy Macklin, directeur général adjoint du groupe coopératif In Vivo, membre de l’organisation professionnelle Coop de France, et de Mme Irène de Bretteville, responsable des relations parlementaires de l’organisation professionnelle Coop de France
[7] À titre d’exemple, lire notre article sur l’intoxication de salariés travaillant dans un silo
[8] Selon le Centre d’étude et de recherche sur l’économie et l’organisation des productions animales (Céréopa),
contacté pour la rédaction de cet article, de grandes mutations
seraient intervenues ces cinq dernières années dans la composition de
l’alimentation animale. La part de soja consommée par chaque espèce
serait donc modifiée. Les nouveaux chiffres ne sont pas encore
disponibles, ils devraient être publiés d’ici peu